Comme le romantisme avant lui, le surréalisme fut un courant révolutionnaire qui toucha la plupart des arts majeurs, et imposa une nouvelle façon de percevoir notre réalité en amenant un vent de liberté sur une bonne partie de l'Europe et de l'Amérique.
S'inspirant des découvertes de Freud et tributaire de Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire, le surréalisme transforme la poésie en outil d'investigation de l'inconscient.
Grâce à l'écriture automatique, André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, mais aussi Péret, Artaud, Desnos et tant d'autres imposeront un univers relevant d'une aventure sans précédent : Celle de l'exploration de l'être humain, bien au-delà de son habituelle frontière : La raison.
Le surréalisme domine l'histoire de la sensibilité du XXème siècle.
Rares sont les domaines de la vie culturelle qui aient échappé à son activisme passionné.
Au point de nous faire oublier aujourd'hui le mouvement, historiquement déterminé, qu'il fut un demi-siècle durant.
Pourtant, ce mouvement a peut-être moins inventé une sensibilité nouvelle, quelques-unes de ses aspirations essentielles caractérisent déjà le romantisme du XIXème siècle : Affirmation de la nature essentiellement poétique de l'homme, appel aux puissances de la vie inconsciente, de l'imagination et du rêve, identification de la science avec la poésie, de la littérature avec la vie, espérance millénariste fondée sur une transformation de l'homme, qu'il n'a soumis à son ontologie inquiète les doctrines esthétiques, scientifiques et même politiques majeures de son époque.
Inlassablement, il leur aura posé la question de leur sens, dans une conception globale de l'homme dont il représente sans doute, avec le marxisme et l'existentialisme, la dernière manifestation dans la pensée occidentale.
Mais, en déplaçant leurs problématiques, en déjouant leur sens manifeste, le surréalisme reste peut-être avant tout pour nous un incomparable révélateur de revendications latentes : Littérature soumise à l'urgence du désir, psychanalyse envisagée dans son pouvoir critique plus que thérapeutique, ésotérisme pratiqué sans transcendance, matérialisme contesté par le « hasard objectif », communisme affronté aux exigences irréductibles de la subjectivité.
C'est l'ombre portée d'un demi-siècle décisif qui, d'une guerre à l'autre, ironiquement, gravement, se projette aussi bien dans la pensée que dans la chronologie de ce mouvement.
La genèse:
Le mot « surréalisme » a été choisi en hommage à Apollinaire.
Celui-ci venait en effet de mourir (1918) et avait signé peu auparavant avec Les Mamelles de Tirésias un « drame surréaliste ».
C'est dans son premier Manifeste (1924) que Breton en propose la définition : Surréalisme, Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée.
Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
En fait, le surréalisme dépasse très largement cette définition de l'écriture automatique, Breton ayant pris grand soin de le distinguer d'une école littéraire.
C'est dans la vie que le surréalisme devait trouver son territoire en promouvant un nouveau regard sur les objets et sur les mots, qu'il a débarrassés de leur utilitarisme.
Veillant à ne laisser échapper aucune association mentale digne de contribuer à la libération de l'esprit, il a fourni aussi le modèle durable d'une insurrection générale contre tous les mots d'ordre de la société bourgeoise.
Profondément marqué enfin par la personnalité d'André Breton, le surréalisme est indissociable d'une morale dont les impératifs catégoriques - la poésie, l'amour, la liberté - ont été haut tenus, malgré les vicissitudes du groupe et les tentatives de réduction.
Parmi celles-ci, la récupération scolaire pouvait représenter la plus redoutable, mais ses exégèses n'ont pas toujours été malveillantes.
La conscience malheureuse (1919-1922) :
Le surréalisme est né d'une guerre, la première à remettre non seulement en cause l'existence de frontières, de biens et d'organisations sociales, mais les fondements mêmes d'une civilisation dont vainqueurs et vaincus participaient à titre égal.
L'absurdité d'une telle situation ne pouvait que frapper quelques esprits déjà sensibilisés aux mutations culturelles qui avaient précédé, comme son prodrome, le cataclysme où s'enfonça l'Europe en 1914.
Acteurs d'une guerre qu'ils avaient faite contre leur gré, ils ont su mesurer l'ampleur d'une crise qu'aucune euphorie victorieuse, aucun rétablissement moral ne pouvaient à leurs yeux masquer.
Hormis les figures tutélaires de Rimbaud et de Lautréamont, ils ne trouvaient guère dans le paysage littéraire français de l'époque beaucoup de ces « individus pour qui l'art avait cessé d'être une fin » (André Breton). À côté des symbolistes, de Saint-Pol-Roux et d'Apollinaire dont Breton avait médité le manifeste-programme intitulé L'Esprit nouveau (1917), de Pierre Reverdy dont la revue Nord-Sud accueillera ses textes, il n'y avait guère que Pierre-Albert Birot pour prendre position dès le premier numéro de Sic, en 1916, en faveur de l'art moderne, cubiste et futuriste. Rien dans tout cela qui fût en mesure d'exprimer la radicalité d'une révolte que Breton découvrira, en 1916, à l'hôpital de Nantes, incarnée à l'état pur dans la personnalité de Jacques Vaché. Mais c'est l'amitié de Breton avec Aragon et Philippe Soupault qui allait féconder cette révolte, avec la fondation en mars 1919 de la revue Littérature.
Les Lettres de guerre de Jacques Vaché et les Poésies d'Isidore Ducasse, qui figurent au sommaire des premiers numéros à côté des signatures plus sages d'un Gide ou d'un Valéry, donnent d'emblée la mesure des ambitions de ses trois directeurs que rejoindra bientôt Paul Eluard ; former un groupe qui, par-delà la révision des formes de l'art, puisse efficacement intervenir sur la question de sa destination .
L' « automatisme psychique pur »:
D'un bout à l'autre de son existence, le surréalisme fut inspiré et dominé par André Breton.
C'est à partir de ses textes théoriques qu'a pu s'élaborer une doctrine dont les critères, il convient de le préciser, ne furent pas seulement esthétiques.
En effet, le surréalisme a mis en jeu une conception générale de l'homme, considéré en lui-même et dans son rapport avec le monde et la société : Il a débordé largement le plan de l'art, et s'est défini sans cesse par des prises de position politiques et morales.
Presque toutes les exclusions prononcées ont été motivées non par des divergences esthétiques, ou, comme on l'a prétendu, par des questions de personnes, mais par des considérations relatives à la conduite et à l'éthique.
Considérant les querelles passées, Breton a écrit, en 1946, dans son Avertissement pour la réédition du second manifeste : « Les questions de personnes n'ont été agitées par nous qu'a posteriori et n'ont été portées en public que dans les cas où pouvaient passer pour transgressés d'une manière flagrante et intéressant l'histoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur lesquels notre entente avait été établie.
Il y allait et il y va encore du maintien d'une plate-forme assez mobile pour faire face aux aspects changeants du problème de la vie, en même temps qu'assez stable pour attester la non-rupture d'un certain nombre d'engagements mutuels – et publics – contractés à l'époque de notre jeunesse. »
Le surréalisme a d'abord entrepris la libération des mots, refusant de les cantonner à l'utilitarisme étroit auquel on les condamne.
Par ce biais, il a devancé les recherches des linguistes contemporains, attentifs à distinguer le pouvoir du signifiant de la chose signifiée.
Oublieux du sens étroit indiqué par les dictionnaires, les surréalistes ont considéré les mots en soi et examiné leurs réactions les uns sur les autres. « Ce n'est qu'à ce prix, note Breton, qu'on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns dont j'étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d'autant la vie.» (Les Pas perdus).
La liberté de l'esprit:
Phénomène collectif, le surréalisme est né d'un certain nombre de rencontres (en ses débuts, rencontre de Breton et d'Aragon, Soupault, Eluard, Ernst, Péret, Baron, Crevel, Desnos, Morise...).
Mais elles n'ont eu de sens que parce qu'elles réunissaient des hommes qu'agitaient les mêmes problèmes, qu'animait une même fureur contre l'ordre établi, qu'habitait un même espoir.
Aux écoutes d'une « voix intérieure » qui leur dicte Les Champs magnétiques (1919), Breton et Soupault élaborent une poétique radicalement nouvelle, bâtie sur le caractère impérieux et gratuit d'un automatisme verbo-auditif.
Revenant, dans son premier Manifeste, sur l'expérience, Breton ne doute pas d'avoir trouvé là la matière première de l'inspiration poétique et il assignera pour tâche au surréalisme l'exploration de l'inconscient, terreau de ce matériau inouï.
« La révolte »:
Happé par le siècle, le surréalisme s'est constamment situé au cœur des événements.
Mais sa position ne pouvait se satisfaire de l'appareil des partis, y compris de celui du Parti communiste, dont il a voulu un temps se sentir proche.
C'est qu'aux impératifs de la Révolution sociale, les surréalistes ont toujours subordonné l'urgence majeure qui devait être la libération des modes de pensée : «"Transformer le monde" a dit Marx ; "changer la vie" a dit Rimbaud : ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un », affirme Breton (Position politique du surréalisme).
Antonin Artaud formulera plus définitivement ces objections à l'égard d'une révolution qui n'aurait que l'économie pour domaine : « Je méprise trop la vie pour penser qu'un changement quel qu'il soit qui se développerait dans le cadre des apparences puisse rien changer à ma déplorable condition. »
(A la grande nuit, ou le bluff surréaliste, 1927). Breton confirmera plus tard : « L'étreinte poétique comme l'étreinte de chair / Tant qu'elle dure / Défend toute échappée sur la misère du monde.» (Sur la route de San Romano, 1948).
Une « mythologie moderne »:
Baudelaire le notait déjà : « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux : le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l'atmosphère ».
Les surréalistes furent attentifs à la vie secrète de la grande ville, dont les rues fourmillent de « hasards objectifs » : ceux des rencontres dans le « vent de l'éventuel », comme le dit Breton (voyez nos pages sur Nadja), mais aussi ceux des associations fortuites permises par le spectacle des vitrines ou des affiches publicitaires.
Dégagées de leur visée commerciale, celles-ci fournissent au promeneur égaré une imagerie entièrement inédite qui est à la source de la modernité.
Fondateur du surréalisme au même titre que Breton, Aragon (1897-1982) signe des textes d'une grande virtuosité où s'épanouit le goût du quotidien insolite.
Breton se souvient dans ses Entretiens (1952) de son extraordinaire compagnon de promenade : « Les lieux de Paris, même les plus neutres, par où l'on passait avec lui, étaient rehaussés de plusieurs crans par une fabulation magico-romanesque qui ne restait jamais à court et fusait à propos d'un tournant de rue ou d'une vitrine. »
« L'amour la poésie »:
« La femme est l'être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves » écrivait Baudelaire.
A la lueur de cette étoile, les surréalistes ont magnifié la relation amoureuse, méritant ce qu' Albert Camus écrivait de Breton : « Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s'oublier, il est le seul à avoir parlé profondément de l'amour.
L'amour est la morale en transes qui a servi de patrie à cet exilé. » (L'Homme révolté).
Opposé certes à la chiennerie du temps, l'amour est aussi pour les surréalistes cette révolution privée où s'autorisent toutes les transgressions.
Ce discours amoureux, dont les fragments épars chez des auteurs pourtant divisés se répondent en échos harmonieux, est sans doute ce que le surréalisme aura laissé de plus vibrant pour attester de son énergie.