Désormais classique – son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade en est le signe –, l'œuvre, haute, fraternelle, de René Char rayonnait depuis longtemps d'une illuminante obscurité : « J'aime qui m'éblouit puis accentue l'obscur à l'intérieur de moi. » La fascination qu'elle exerce semble naître d'une ouverture et d'un resserrement, de l'union paradoxale d'une parole chaleureuse et d'une écriture elliptique. Mots de grand vent, mais tirés d'une mine souterraine.
S'impose d'abord l'irréfutable présence du poète : à la pointe du pessimisme lucide, sa parole élargit l'espace, redresse l'homme, d'autant plus souverain qu'il s'expose, vulnérable. Grand style d'une vie « requalifiée », d'un marcheur « noble naturellement et délié autant qu'il se peut ». Si « toute respiration propose un règne », la vigueur du souffle, l'ampleur de la foulée s'appuient sur le sol d'une écriture dense, d'une nuit nourricière, où les mots pèsent le poids d'une forte expérience terrestre, éclairent en gardant une réserve de sens. Vigoureusement affirmative et personnelle, cette poésie ne se croit pas tenue pour autant d'effacer ses « ascendants » : les présocratiques et Nietzsche lui montrent que pensée et poésie peuvent être consubstantielles ; Rimbaud, que la poésie n'atteint la vérité que dans le bond, l'accélération, l'en-avant ; le romantisme allemand, que la parole se qualifie dans une relation à l'inconnu qui ne le réduit pas à du connu.
Mais quelles que soient les dettes, c'est d'abord l'attention aiguë au devenir imprévisible, la force du lien à un lieu, la certitude d'un « droit naturel » qui fondent un amour et une morale, une physique de la poésie et une politique. Le lieu, c'est L'Isle-sur-la-Sorgue, où Char naît en 1907, où il passe une enfance buissonnière, entre les « prêles de l'entre-rail » et les gifles qui meurtrissent « l'adolescent souffleté », se réfugiant dans la maison fabuleuse des demoiselles Roze.
René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.
Il est le cadet des quatre enfants issus des secondes noces, en 1888, d'Émile Char, négociant né en 1863 à L’Isle-sur-la-Sorgue, et de Marie-Thérèse Rouget, sœur de sa première épouse, Julia Rouget, morte en 1886 de tuberculose un an après leur mariage.
Son père Joseph Émile Magne Char, qui a abrégé son nom, est maire de L’Isle-sur-la-Sorgue à partir de 1905 et devient en 1907 administrateur délégué des plâtrières de Vaucluse. René Char passe son enfance aux « Névons », la vaste demeure familiale dont la construction au milieu d'un parc venait d'être achevée à sa naissance, et où logent également ses grands-parents Rouget. Il bénéficie de l'affection de son père et est attaché à sa grand-mère paternelle, à sa sœur Julia, à sa marraine Louise Roze et sa sœur Adèle qui habitent une vaste maison au centre de la ville, mais subit le rejet hostile de sa mère, catholique pratiquante opposée aux idées politiques de son mari, et de son frère. La famille passe l'été dans une autre de ses propriétés, La Parellie, entre l'Isle et La Roque-sur-Pernes.
En 1913 René Char entre à l'école. Mordu en 1917 par son chien enragé, il est l'un des premiers à recevoir à l'hôpital de Marseille le vaccin mis au point par Pasteur. Après la mort de son père le 15 janvier 1918 d'un cancer du poumon, les conditions matérielles d’existence de la famille deviennent précaires. René Char se lie vers 1921 avec Louis Curel, cantonnier, admirateur de la Commune de Paris et membre du Parti communiste qu'il dépeindra sous le nom d'Auguste Abondance dans Le Soleil des eaux, son fils Francis, élagueur, Jean-Pancrace Nougier dit l'Armurier (il répare les vieux fusils) qu'il évoquera dans Le Poème pulvérisé et qui sera lui aussi l'un des personnages du Soleil des eaux, les pêcheurs de la Sorgue et quelques vagabonds au parler poétique qu'il nommera plus tard les Transparents.
En 1929 René Char adhère au mouvement surréaliste. René Char a 22 ans, la plupart des autres poètes: Aragon, Eluard, Breton sont âgés d'environ trente ans."J'étais un révolté et je cherchais des frères: j'étais seul à l'Isle, sauf l'amitié de Francis Curel qui avait l'imagination nocturne." Sa profession de foi du sujet débute ainsi : ... "Je touche enfin à cette liberté entrevue, combien impérieusement, sur le déclin d'une adolescence en haillons et fort peu méritoire...". Mais ce n'est qu'un passage pendant lequel il signera quelques tracts et un recueil en commun avec Eluard et Breton en 1930, "Ralentir travaux".
En 1934, il reprend son indépendance. Son oeuvre devient celle d'un solitaire ne souffrant aucune compromission. Elle témoigne de son insoumission devant les agressions du monde. Char est un homme d'action, le devenir du monde l'importe au plus haut. En 1937, il dédie son Placard pour un chemin des écoliers aux "enfants d'Espagne". Démobilisé en 1940, il entre presque aussitôt dans la Résistance sous le nom de guerre d'Alexandre. Il écrit son journal, chronique de la résistance, qui sera publié sous le nom les Feuillets d'Hypnos (1946). En 1948, le danger de pollution de la nature lui inspire une pièce, le Soleil des eaux. En 1965, il mène campagne contre l'implantation de fusées nucléaires sur le plateau d'Albion.
La poésie de Char puise sans cesse dans le réel et dans la terre. Il est enraciné dans son pays natal et s'inspire abondamment de la Provence, de ses pierres, sa flore et sa faune. Mais ce côté bucolique n'est que l'apparence d'une recherche toujours plus rigoureuse de son état d'homme "Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain".
René Char meurt d'une crise cardiaque le 19 février 1988. En mai de la même année, paraîtra un recueil posthume " L'éloge d'une soupçonnée".
L'« énergie disloquante ».
Du front d'Alsace, qui introduira dans sa poésie la pénombre des forêts, la neige voluptueuse, Char passe vite à la Résistance, à Céreste, où il est de 1942 à 1944 le capitaine Alexandre, chef de secteur dans l'Armée secrète. La vie âpre, souterraine, des maquis des Basses-Alpes sera consignée dans les Feuillets d'Hypnos (1946) : affrontement de la mort et de la trahison, régression vers la vie des cavernes, plongée dans une nuit qu'éclaire seule la bougie de Georges de La Tour, « amitié fantastique ». Après la Libération, Seuls demeurent (1945), somme des temps de guerre, est suivi du Poème pulvérisé (1947), de Fureur et mystère (1948) et des Matinaux (1950) qui ont « mission d'éveiller », de redonner chance, au sortir de la réclusion, aux mille ruisseaux de la vie diurne. Le théâtre « sous les arbres » introduit la vivacité d'une poésie orale qui plonge dans la tradition des conteurs provençaux, des « Transparents » vagabonds. Après 1950, la vie de Char, dans la proximité d'Yvonne Zervos, se fait plus invisible tout en s'enrichissant de rencontres essentielles : « alliés substantiels » (Braque, Staël, Miró, Vieira da Silva), philosophes et penseurs (Beaufret, Heidegger, Bataille, Camus, Blanchot). Des plaquettes publiées par Guy Lévis Mano et Pierre-André Benoit sont régulièrement réunies par Gallimard : La Parole en archipel (1962), Le Nu perdu (1971), La Nuit talismanique (1971), témoignage d'une époque d'insomnies habitées par des essais de peinture sur écorce ; Aromates chasseurs (1975) où la figure d'Orion tente de tracer un troisième espace, quand l'espace intime et l'espace extérieur sont subvertis, détruits ; Chants de la Balandrane (1977), Fenêtres dormantes et porte sur le toit (1979), où l'âpre dénonciation des « utopies sanglantes du XXe siècle » alterne avec l'éveil des fenêtres des peintres ; dans Les Voisinages de Van Gogh (1985), le sentiment de la proximité de la mort rend une tendresse ravivée.
René Char a toujours aimé vivre en marge de la société. Enfant, il se lie d'amitiés avec les "matinaux" sortes de vagabonds vivant au rythme des jours et des saisons. Le 20 février 1928 paraissent ses premiers poèmes aux Editions Le Rouge et Le Noir (il aimait d'ailleurs beaucoup ce roman de Stendhal) sous le titre "Les cloches sur le coeur", poèmes écrits entre 15 et 20 ans.
Du front d'Alsace, qui introduira dans sa poésie la pénombre des forêts, la neige voluptueuse, Char passe vite à la Résistance, à Céreste, où il est de 1942 à 1944 le capitaine Alexandre, chef de secteur dans l'Armée secrète. La vie âpre, souterraine, des maquis des Basses-Alpes sera consignée dans les Feuillets d'Hypnos (1946): affrontement de la mort et de la trahison, régression vers la vie des cavernes, plongée dans une nuit qu'éclaire seule la bougie de Georges de La Tour,"amitié fantastique". Après la Libération, Seuls demeurent (1945), somme des temps de guerre, est suivi du Poème pulvérisé (1947), de Fureur et mystère (1948) et des Matinaux (1950) qui ont"mission d'éveiller", de redonner chance, au sortir de la réclusion, aux mille ruisseaux de la vie diurne.
Le théâtre "sous les arbres" introduit la vivacité d'une poésie orale qui plonge dans la tradition des conteurs provençaux, des "Transparents" vagabonds. Après 1950, la vie de Char, dans la proximité d'Yvonne Zervos, se fait plus invisible tout en s'enrichissant de rencontres essentielles: "alliés substantiels" (Braque, Staël, Miró, Vieira da Silva), philosophes et penseurs (Beaufret, Heidegger, Bataille, Camus, Blanchot).
Des plaquettes publiées par Guy Lévis Mano et Pierre-André Benoit sont régulièrement réunies par Gallimard: La Parole en archipel (1962), Le Nu perdu (1971), La Nuit talismanique (1971), témoignage d'une époque d'insomnies habitées par des essais de peinture sur écorce; Aromates chasseurs (1975) où la figure d'Orion tente de tracer un troisième espace, quand l'espace intime et l'espace extérieur sont subvertis, détruits; Chants de la Balandrane (1977), Fenêtres dormantes et porte sur le toit (1979), où l'âpre dénonciation des "utopies sanglantes du XXe siècle" alterne avec l'éveil des fenêtres des peintres; dans Les Voisinages de Van Gogh (1985), le sentiment de la proximité de la mort rend une tendresse ravivée, pour saluer le monde dans ses plus minuscules éveilleurs:"Maintenant que nous sommes délivrés de l'espérance et que la veillée fraîchit... bergeronnette, bonne fête!"
Dans cette oeuvre, le "trésor des nuages", image paradoxale du poème le plus résistant, prend diverses formes: aphorismes qu'illimite la métaphore " sans tutelle", poèmes versifiés au rythme du marcheur, poèmes en prose où le sujet s'intègre à une matière résistante, se noue à la syntaxe, théâtre sous les arbres où la parole allégée vole et s'échange.
La poésie, prise entre "fureur"et"mystère", entre la fragmentation d'une " énergie disloquante", et la continuité de "cette immensité, cette densité réellement faite pour nous et qui de toutes parts, non divinement, nous baignaient", gravite autour de quelques éléments centraux. Ainsi la contradiction, à l'oeuvre dans la nature, l'histoire, la langue, anime la lutte des "loyaux adversaires", lampe et vent, serpent et oiseau; cette "exaltante alliance des contraires" produit le soulèvement du réel qui permet au poète, "passant" et "passeur", de franchir la haute passe; aimantée par l'inconnu en-avant, qui éclaire et pulvérise le présent, cette poésie n'a cessé d'affirmer une "contre-terreur", d'annoncer l'éclatement des liens de l'homme, emprisonné dans ses intolérances, de s'opposer à l'asservissement des sites par des fusées de mort.
Impérieux et tendre, nuage et diamant, aussi attentif aux espaces cosmiques qu'au chant du grillon, le poème de "l'appelant", toujours "marié à quelqu'un", fonde une " commune présence", un commun présent qui fait passer ensemble les êtres vers l'avenir, avec pour viatique l'espoir de l'"inespéré".
Regard sur son oeuvre
Char a poussé aux limites une des tendances de la poésie et de la peinture depuis Cézanne et Rimbaud : la recherche de l’intensité, nécessaire à une œuvre toute de révélation inquiète de l’Amour du Vide, de l’Etre et de l’Extase, naturelle à un créateur qui faisait de l’obsession de la moisson et de l’indifférence à l’histoire les deux extrémités de son arc.
Des péripéties de son existence, Char ne tira que des prétextes à la Poésie, jamais le matériau même du poème.
Car "la poésie de René Char ne réside ni dans une pure signification ni dans des sonorités qui nous berceraient de leur seule musique ; elle habite l’écart que prend le poème sur ce dont il parle."
« Parce que Char a beaucoup parlé du ‘poète’ et qu’on a vu dans cette figure un autoportrait fort peu modeste, on lui a reproché de se couronner de lauriers et de prendre une pose, alors qu’il tentait seulement de définir comment la poésie engage l’homme, comment elle permet d’esquisser une figure d’homme accompli, sans jamais se reposer en quelque certitude, toujours au cœur de l’expérience et jamais figée en théorie. Lui-même se tenait assez à l’écart pour qu’on ne vît que de la fierté là où il n’y avait que du retrait. D’aucuns, agacés par une si exemplaire figure et peu enclins à affronter les énigmes d’une écriture si dense, ont ainsi chassé Char du panthéon des avant-gardes, sans bien le lire - ou peut-être gênés par ce qu’il y a dans ses textes d’une évidente condamnation du bavardage, des manigances littéraires, des afféteries et des gamineries poétiques. Aussi Char n’est-il pas à la mode. Peu importe, puisque la poésie ne sera jamais d’actualité. Quand les lieux communs de l’apologie sont aussi aveuglants que la brutalité iconoclaste, il faut lire et relire Char, du regard le plus neuf possible, pour saisir le rayonnement d’une œuvre de haute volée. »
Quelles que soient les dettes (les présocratiques et Nietzsche, Rimbaud, le romantisme allemand), c’est d’abord l’attention aiguë au devenir imprévisible, la force du lien à un lieu, la certitude d’un « droit naturel » qui fondent un amour et une morale, une physique de la poésie et une politique. Le lieu, c’est l’Isle-sur-la-Sorgue où naît Char en 1907, où il passe une enfance buissonnière. Lieu qui incarne déjà la tension créatrice de « la paroi » et de « la prairie », la prairie « enchâssée » par les bras des sorgues et la paroi, les monts de Provence, le Ventoux, Montmirail, les Baux.
Dans « trésor des nuages », image paradoxale du poème le plus résistant, prend diverses formes : aphorismes qu’illimite la métaphore « sans tutelle », poèmes versifiés au rythme du marcheur, poèmes en prose où le sujet s’intègre à une matière résistante, se noue à la syntaxe, théâtre sous les arbres où la parole allégée vole et s’échange. La poésie, prise entre « fureur » et « mystère », entre la fragmentation d’une « énergie disloquante », et la continuité de cette « immensité, cette densité réellement faite pour nous et qui de toutes parts, non divinement, nous baignaient », gravite autour de quelques éléments centraux. Ainsi la contradiction, à l’œuvre dans la nature, l’histoire, la langue, anime la lutte des « loyaux adversaires », lampe et vent, serpent et oiseau ; cette « exaltante alliance des contraires » produit le soulèvement du réel qui permet au poète « passant » et « passeur » de franchir la haute passe ; aimantée par l’inconnu en-avant, qui éclaire et pulvérise le présent, cette poésie n’a cessé d’affirmer une contre-terreur, d’annoncer l’éclatement des liens de l’homme, emprisonné dans ses intolérances, de s’opposer à l’asservissement des sites par des fusées de mort. Impérieux et tendre, nuage et diamant, aussi attentif aux espaces cosmiques qu’au chant du grillon, le poème de « l’appelant » toujours « marié à quelqu’un », fonde une « commune présence », un commun présent qui fait passer ensemble les êtres vers l’avenir, avec pour viatique l’espoir de l’« inespéré ».
Maurice Blanchot, dans La Part du feu, observait que « l'une des grandeurs de René Char, celle par laquelle il n'a pas d'égal en ce temps, c'est que sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie. » Ainsi, dans toute l'œuvre de Char, « l'expression poétique est la poésie mise en face d'elle-même et rendue visible, dans son essence, à travers les mots qui la recherchent. » Il est hautement significatif que Char ait recueilli et publié une anthologie plusieurs fois augmentée de tout ce qui a trait explicitement dans son œuvre à la parole poétique : Sur la poésie. Sur le plan formel, sa poésie trouve son expression privilégiée dans l'aphorisme, le vers aphoristique, le fragment, le poème en prose (ce que Char nomme sa parole en archipel), si tant est que ces catégories littéraires soient pertinentes.
Dans L'Entretien infini, Blanchot se penche longuement sur cette question :
« La parole de fragment n'est jamais écrite en vue de l'unité, même le serait-elle. Elle n'est pas écrite en raison ni en vue de l'unité. Prise en elle-même, en effet, elle apparaît dans sa brisure, avec ses arêtes tranchantes, comme un bloc auquel rien ne semble pouvoir s'agréger. Morceau de météore, détaché d'un ciel inconnu, et impossible à rattacher à rien qui puisse se connaître. Ainsi dit-on de René Char qu'il emploie la « forme aphoristique ». Étrange malentendu. L'aphorisme est fermé et borné : l'horizontal de tout horizon. Or, ce qui est important, important et exaltant, dans la suite de « phrases » presque séparées que tant de ses poèmes nous proposent - textes sans prétexte, sans contexte -, c'est que, interrompues par un blanc, isolées et dissociées au point que l'on ne peut passer de l'une à l'autre ou seulement par un saut et en prenant conscience d'un difficile intervalle, elles portent cependant, dans leur pluralité, le sens d'un arrangement qu'elles confient à un avenir de parole [...] Qu'on entende que le poète ne joue nullement avec le désordre, car l'incohérence ne sait que trop bien composer, fût-ce à rebours. Ici, il y a la ferme alliance d'une rigueur et d'un neutre. Les « phrases » de René Char, îles de sens, sont, plutôt que coordonnées, posées les unes auprès des autres : d'une puissante stabilité, comme les grandes pierres des temples égyptiens qui tiennent debout sans lien, d'une compacité extrême et toutefois capables d'une dérive infinie, délivrant une possibilité fugace, destinant le plus lourd au plus léger, le plus abrupt au plus tendre, comme le plus abstrait au plus vivace (la jeunesse du visage matinal) »
Dans sa préface à l'édition allemande des Poésies de Char, parue en 1959, Albert Camus écrit :
« Je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis Les Illuminations et Alcools [...] La nouveauté de Char est éclatante, en effet. Il est sans doute passé par le surréalisme, mais il s'y est prêté plutôt que donné, le temps d'apercevoir que son pas était mieux assuré quand il marchait seul. Dès la parution de Seuls demeurent, une poignée de poèmes suffirent en tout cas à faire lever sur notre poésie un vent libre et vierge. Après tant d'années où nos poètes, voués d'abord à la fabrication de « bibelots d'inanité », n'avaient lâché le luth que pour emboucher le clairon, la poésie devenait bûcher salubre. [...] L'homme et l'artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd'hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde [...] Poète de la révolte et de la liberté, il n'a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l'humeur [...] Sans l'avoir voulu, et seulement pour n'avoir rien refusé de son temps, Char fait plus alors que nous exprimer : il est aussi le poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l'admiration qu'il suscite se mêle cette grande chaleur fraternelle où les hommes portent leurs meilleurs fruits. Soyons-en sûrs, c'est à des œuvres comme celle-ci que nous pourrons désormais demander recours et clairvoyance. »
René Char appartient à ses écrivains qui ont puisé certaines forces créatrices dans la peinture, il se passionne pour l'œuvre de Georges de La Tour. Il consacre à certains tableaux des textes poétiques dans Fureur et mystère et Le Nu perdu où le lien entre stylistique et œuvre picturale est exacerbé.