Poète français, considéré comme le plus grand fabuliste de l’époque classique.
Est-ce le plus grand poète français ou le plus français de nos grands poètes ? La célébrité de Jean de La Fontaine – indéniable – occulte souvent d'irritantes questions qu'on retrouve en filigrane, d'une époque à l'autre, dans les innombrables études qui lui sont consacrées.
Par exemple, celles-ci : doit-il sa gloire à l'habitude que nous avons prise d'utiliser ses fables à l'école ou s'agit-il d'un malentendu nous cachant sa vraie grandeur, qu'il faut chercher dans la « poésie pure » ? Est-ce un professeur d'opportunisme ou même d'immoralité politique, comme l'ont affirmé tour à tour Rousseau, Lamartine, Breton ou Eluard, ou un opposant courageux qui s'est dressé contre l'instauration de l'absolutisme ?
Faut-il regretter avec Valéry qu'il n'ait pas écrit deux ou trois fables de plus au lieu de ses contes à l'« érotisme glacé » ?
Les douze livres de ses Fables ne sont-ils qu'un polypier de poèmes capricieusement accrochés les uns aux autres ou s'agit-il d'un jardin aux itinéraires soigneusement ménagés, comme ces bosquets à secrets que Le Nôtre dessinait à la même époque ?
Comment se fait-il enfin que le mot inimitable revienne si souvent pour caractériser le ton de La Fontaine alors que la plus grande partie de son œuvre est composée – au sens exact du mot – d'imitations ?
Son enfance
Les parents de La Fontaine sont des bourgeois aisés : sa mère est veuve d'un négociant de Coulommiers, son père maître des Eaux et Forêts à Château-Thierry.
L'atmosphère familiale est perturbée par des problèmes d'intérêt qui se retrouveront tout au long de la vie du poète. L'enfant semble avoir été élevé par deux mères, la vraie, qui a trente-neuf ans à sa naissance, et une charmante demi-sœur de huit ans.
Image double de la femme qui réapparaîtra souvent dans ses rêveries.
Fut-il, comme le prétend une tradition tenace, un adolescent lourdaud, grand dormeur, indolent, voire paresseux et viveur ?
Passe pour l'indolence, puisqu'il l'avoue ; mais elle est associée à une curiosité d'esprit qui le sensibilise à tous les événements importants et à tous les grands courants de pensée de son époque.
Cette curiosité insatiable lui permet d'accumuler – et d'assimiler – une très vaste culture : les classiques latins, base de l'enseignement du temps, mais aussi les grecs, moins pratiqués : Homère, les Tragiques, Platon, dont il traduira un dialogue, les italiens (Boccace, Arioste, Tassoni), les espagnols.
Et, bien entendu, notre littérature : les vieux conteurs, avec une prédilection marquée pour Rabelais, et encore Marot, Honoré d'Urfé, les précieux, les burlesques, les théologiens, les philosophes.
Ce panorama de ses lectures, qui est aussi un aperçu de ses sources, serait bien incomplet s'il oubliait les signes d'intérêt de l'artiste pour les cultures « marginales » de son époque : les « emblèmes », imagerie commentée qui connaît un grand succès, aussi bien chez les mal-lisants que chez les amateurs de peinture peu fortunés ; les facéties de cabaret qu'on écrit en joyeuse compagnie, sur un coin de table ; les jeux de salon, portraits, devinettes, questions d'amour, etc., créations futiles et raffinées d'une société qui cherche à se définir ; et surtout la littérature orale, les récits.
Des débuts de poète-courtisan tôt compromis
Né à Château-Thierry, en Champagne le 7 Juillet 1621 , où son père exerce la charge de maître des Eaux et Forêts, La Fontaine passe toute son enfance dans cette province, milieu rural et champêtre dont son œuvre, dit-on, porte la marque.
Après avoir été un moment avocat, il s’installe à Paris, fréquente les salons littéraires et décide de se consacrer à la littérature.
Féru d’Antiquité - il se rangera aux côtés des Anciens lors de la querelle des Anciens et des Modernes -, il publie une comédie, l’Eunuque (1654), imitée de Térence, puis un poème héroïque, l’Adonis (1658), inspiré d’Ovide!; ce dernier poème lui vaut l’admiration et la protection du surintendant Fouquet, faveur empoisonnée puisqu’en 1661, alors que La Fontaine compose le Songe de Vaux, Fouquet est disgracié, arrêté et enfermé par le roi.
La Fontaine se trouve donc privé de son protecteur et poursuivi par la disgrâce royale pour sa fidélité au surintendant (Élégie aux nymphes de Vaux, 1661!; Ode au roi pour M. Fouquet, 1663).
Il juge alors prudent de s’éloigner de la capitale et part un temps dans le Limousin.
Le retour en grâce et la maturité littéraire
De retour à Paris, sa carrière reprend, avec la publication des Contes, de 1664 à 1674, et celle des Fables, à partir de 1668.
Pour vivre, il se place sous la protection de la duchesse d’Orléans, de 1664 à 1672, puis, à la mort de celle-ci, s’installe chez son amie Mme de La Sablière, où il restera de 1673 à 1693.
Élu à l’Académie française en 1683, il mène une vie mondaine assez brillante, fréquentant les écrivains les plus renommés de son temps : Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Boileau, Molière, Racine, La Rochefoucauld. Cependant, durant les deux dernières années de sa vie, il renonce à la vie mondaine, renie ses Contes, volontiers licencieux et, pour cette raison, frappés par la censure, et se consacre à la méditation.
C’est dans cet état d’esprit qu’il meurt en 1695.
Regards sur son oeuvre
De l’œuvre de La Fontaine, on ne retient d’ordinaire que les Fables et, secondairement, les Contes, les deux chefs-d’œuvre de la maturité.
On en restreint ainsi gravement l’ampleur, la diversité et la portée. En fait, elle est remarquable par sa variété.
Il était banal à l’époque d’être polygraphe, d'écrire ainsi beaucoup et sur des sujets si variés, mais il est rare que l’on ait exploré autant de voies que La Fontaine.
Dramaturge, poète et narrateur
Il a pratiqué tous les genres. Le théâtre d’abord : à ses débuts, mais aussi une fois la célébrité atteinte. L’écriture dramatique était la source des plus vifs succès et des meilleures recettes : si La Fontaine ne trouva pas le succès avec elle, du moins en expérimenta-t-il, de façon approfondie, les ressources.
Il a eu aussi la tentation du récit en prose : récit de voyage sous forme épistolaire (Voyage en Limousin), mais aussi narration romanesque (Psyché).
Il a surtout pratiqué la poésie, tant dans le registre héroïque (Adonis) qu’élégiaque ou galant, tant dans les petits poèmes mondains de circonstance que dans les Contes gais et licencieux, ou encore dans le discours en vers (Discours à Mme de La Sablière).
Les Fables, enfin, représentent un alliage original de la narration, du discours et de l’écriture poétique.
La Fontaine a abordé toutes les thématiques. Le merveilleux païen l’attire : il reprend les mythes d’Adonis et de Psyché, dans la tradition des métamorphoses d’Ovide et d’Apulée. Il donne libre cours à sa verve libertine dans les Contes, où, de maris cocus en moines paillards et en nonnes dévergondées, il prolonge la lignée de l’Arioste, de Boccace et de Rabelais. Mais on lui doit aussi d’importants poèmes religieux et un essai de poésie scientifique (Poème du Quinquina, 1682).
L’esthétique de la variété
Alors que son époque insiste sur la distinction des genres littéraires, La Fontaine pratique le croisement des styles, des registres et des formes, recherchant des structures neuves, rénovées ou hybrides.
Ainsi, son Adonis, poème héroïque dans le principe, fait une place au lyrisme et s’inscrit dans la lignée des « idylles héroïques », que Saint-Amant a inaugurées quelques années plus tôt.
En reprenant les contes et les fables, formes traditionnelles, il les rénove en apportant à ces modèles narratifs, d’ordinaire traités en prose, le rythme poétique.
Enfin, en entremêlant plusieurs genres, il produit des ouvrages qui peuvent faire figure d’étranges « monstres ». Ainsi, le Songe de Vaux combine les vers et la prose, « l’héroïque et le galant », pour décrire le château de Fouquet (alors en construction) et ses fêtes, à travers la fiction d’un songe. Dans Psyché, qui tient du conte, du roman pastoral et de la rêverie poétique, la légende amoureuse (les amours de Cupidon avec la jeune mortelle Psyché) et le mythe philosophique (Psyché comme symbole de l’âme) forment un alliage sans équivalent.
La poétique de La Fontaine est riche d’éléments baroques, et on a pu parler à juste titre de son « maniérisme » et de l’influence de la tradition de Marot. Mais elle ne renie pas pour autant les principes clefs du classicisme : admiration des Anciens (il prend position en leur faveur dans la Querelle, mais avec modération), souci de régularité et de bienséance. Même dans les Contes, les sujets scabreux sont traités avec humour : La Fontaine y peint moins les troubles du plaisir que l’ingéniosité des amants pour berner la morale confite et ses représentants.
Enfin, l’originalité du ton, de la « manière » fait l’unité profonde de son œuvre. La Fontaine se livre à une série de variations entre le style « soutenu » et le style « médiocre », dans la lignée de l’écriture galante, telle que l’avaient illustrée Voiture et Sarasin, et dont Pellisson s’était fait le théoricien. Mais, alors que celle-ci était essentiellement un moyen de divertissement mondain, il lui fait subir une métamorphose et en tire une langue en apparence naïve, familière et transparente, en fait très calculée et savante. C’est l’art du « naturel » qui s’incarne dans une écriture toute de retenue et de suggestion. Par là, dans une génération où la poésie, après le purisme de Malherbe (qu’il admire) et l’élégance de Voiture (qu’il imite), était menacée de s’enfermer dans trop de convention, de mièvrerie ou d’abstraction, La Fontaine lui apporte une subtilité qui la revivifie.
Les Contes
Les Contes (1665, 1666, 1671, 1674, 1685) de La Fontaine, chefs-d’œuvre mineurs, ou dans un genre mineur, s’inscrivent dans la tradition des conteurs français et italiens (Boccace, Marguerite de Navarre, Rabelais) et, pour la langue et la versification, dans le sillage de Voiture et de Marot. Ils sont gaillards ; ils prennent à l’occasion pour cible les gens d’Église et vaudront à l’auteur des lecteurs fidèles, des ennemis actifs aussi, dans l’hostilité de qui l'hypocrisie autant que le scrupule ont bien quelque part.
Les Nouveaux Contes (1674) seront interdits par le lieutenant de police. On les a diversement jugés, le plus souvent de façon sévère. Ils sont de tons variés, avec de l’esprit toujours (qui s’applique à dissimuler – mais point trop – des scènes considérées alors comme très osées), et avec de l'émotion parfois. Ils représentent au moins une étape dans l’histoire de la sensualité et de la sensibilité ; ils acheminent la gauloiserie, héritée du Moyen Âge et du xvie s., vers le libertinage élégant du XVIIIème siècle.
Les Fables
Les Fables, sous les apparences d’un genre mineur, composent une véritable somme poétique.
La volonté d'instruire:
La démarche de La Fontaine est conforme, pour les principes fondamentaux, aux préceptes de l’esthétique classique. Il se présente comme un simple adaptateur des Anciens : le fabuliste grec Ésope et le fabuliste latin Phèdre. Ésope, dont La Fontaine place une biographie en tête du recueil de 1668, était alors connu de tous. Ses apologues, ces courts récits dont on tire une instruction morale, servaient de thème aux écoliers, de support à leur imagination ; ils avaient à les enrichir et à les développer. Les apologues fournissaient aussi aux orateurs des exempla, des illustrations.
Le modèle antique affirme la vocation des Fables, qui est d’instruire. Pour La Fontaine, la littérature doit être utile autant qu’agréable (« Le conte fait passer le précepte avec lui », le Pâtre et le Lion). Il sait d’ailleurs que plaire est le meilleur moyen pour instruire. Et il ne vise pas seulement l’instruction des enfants. Certes, son premier recueil est dédié à l’enfant qui, parmi tous, est l’élève de choix pour le poète : le Dauphin – mais là encore, comme plus tard dans le fait qu’il s’adresse au jeune duc de Bourgogne, il faut voir la part de la tradition (« Le monde est vieux dit-on, je le crois ; cependant/Il le faut amuser encor comme un enfant », le Pouvoir des Fables).
Un genre renouvelé par un style éblouissant
Pour instruire et plaire, La Fontaine innove beaucoup. Première innovation, souvent négligée, mais non la moindre : le choix du genre. Avant lui, la fable, rédigée en prose, est considérée comme une simple ressource de la rhétorique ; c’est à ce titre que l’art de l’apologue figure dans les exercices de collège. Il avait certes existé une fable en vers au Moyen Âge et au xvie s. Mais ces fabulistes étaient oubliés, et d’ailleurs « en vers » ne veut pas dire nécessairement poétique. La fable était également héritière de l’art de l’emblème, où un précepte moral était illustré à la fois par une gravure et par quelques vers. Le genre était encore très florissant à une époque férue d’allégorie sous toutes ses formes, mais restait marqué par un pédantisme plutôt antipoétique.
La Fontaine confère à la fable, à l’origine humble auxiliaire de la pédagogie ou de l’éloquence, un véritable statut poétique et une dignité inexistante jusqu’alors : « L’apologue est un don qui vient des immortels/Ou si c’est un présent des hommes/Quiconque nous l’a fait mérite des autels » (Dédicace à Mme de Montespan du deuxième recueil).
Cette dimension nouvelle tient à plusieurs aspects. La Fontaine construit des narrations souples, animées par des dialogues au style direct, des notations précises de mouvements ou de détails du décor, si bien qu’ils offrent les éléments d’une mise en scène. Surtout, il introduit dans ces récits d’ordinaire impersonnels le ton singulier que crée l’intervention d’un narrateur dont le « je », à la fois omniprésent et sans cesse se dérobant, commente, juge l’action et interpelle le lecteur. Enfin, à l’enchaînement mécanique entre un récit exemplaire et un précepte moral, il substitue un jeu varié : ses Fables ont parfois une morale explicite, parfois non ; il leur arrive d’en avoir deux différentes ; d’autres fois encore, à l’inverse, une même réflexion suscite deux récits distincts.
La forme utilisée est celle du vers libre : un vers, de longueur inégale et de rimes variées, dégagé de toute règle de la prosodie. La Fontaine a fait longtemps ses gammes, et les Fables bénéficient d’une expérience éprouvée de la prosodie. Sa versification est sans cesse modulée, ses vers irréguliers permettent des variations virtuoses de rythme et de ton. Dans les vers de La Fontaine, pas un mot qui n’ait son poids. Le vocabulaire lui-même est étendu, volontiers technique, parfois délibérément archaïsant, toujours très précisément étudié pour offrir des jeux multiples de connotations, de nuances, d’insinuations et d’audaces voilées.
Enfin, la vertu la plus certaine des Fables est un réalisme poétique qui fait voir, toucher, sentir. Elles sont marquées par les réminiscences multiples, fondues et assimilées avec art, d’un esprit brillant et très cultivé.
La liberté d'inspiration
Le deuxième recueil – celui qui correspond aux actuels livres VII à XI, qui paraissent en 1678 et 1679 – marque le sommet des Fables. L’auteur signale dans un Avertissement deux de ses nouveautés : le recours à une source nouvelle, les récits du sage indien Bidpai (que le savant Bernier, rencontré chez Mme de La Sablière, lui avait fait apprécier) ; l’appel à une méthode nouvelle d’« enrichissement » par les « circonstances », c’est-à-dire la multiplication des précisions dans le récit et la description. Le premier recueil, à côté d’apologues rapides qui se ressentaient encore de la brièveté propre à Ésope, comportait déjà des fables plus amples. Les fables amples deviennent la norme dans le second recueil : l’idée que la brièveté est en soi une vertu ne retient plus le fabuliste.
La fable annexe ainsi tous les genres poétiques : contes de tonalités variées, légers, sérieux ou satiriques (la Fille, le Berger et le roi, Un animal dans la lune) ; pastorale (Tircis et Amarante) ; méditation élégiaque sur le sens de la vie et de l’amour (les Songes d’un habitant du Mogol, les Deux Pigeons) ; réflexion politique à la fois historique et actuelle (le Paysan du Danube) ; discussion philosophique (Discours à Mme de La Sablière).
Tous les thèmes que lui proposent les livres, l’actualité, sa propre expérience – La Fontaine atteint la soixantaine – sont librement traités. L’audace intellectuelle s’affirme ; la peinture de la société, et singulièrement de la vie de cour, devient plus mordante ; une opposition discrète mais ferme à la politique de conquêtes et de gloire militaire s’affirme.
Une œuvre de moraliste
Des leçons inépuisables
Jean de La Fontaine, le Rat des villes et le Rat des champsJean de La Fontaine, le Rat des villes et le Rat des champs.
Si les Fables peuvent être lues comme un commentaire continu de l’affaire Fouquet, elles s’ouvrent, par-delà l’actualité de leur temps, à la vérité éternelle de l’homme et du monde et proposent un art de vivre. L’homme, vu par La Fontaine, quel que soit son déguisement animal, est doté d’une nature contre laquelle il ne peut rien. La sagesse consiste à s’en accommoder. S’il était venu au monde plus tard, muni donc d’un langage et d’une typologie autres, La Fontaine aurait dit que la société est une jungle. Cela ne l’empêche pas de revendiquer les droits de l’humanité et de la compassion dans une large compréhension pour tout ce qui vit, lutte et souffre.
Mais le sens des Fables, loin de se réduire à une leçon, est inépuisable. Replacées dans l’ensemble de l’œuvre, elles révèlent les contradictions de toute une époque : comme beaucoup de ses contemporains, La Fontaine, grand lecteur de l’Astrée (1607-1628) d’Honoré d’Urfé, rêve d’un paradis pastoral mais, comme les plus lucides, il constate, en même temps que le déclin des rêves nobiliaires d’héroïsme et de générosité, la montée irrésistible des pouvoirs de l’État et de l’argent. Face à une telle situation, il a choisi de préserver les puissances du langage.
Un exercice de lucidité
La Fontaine est un poète moraliste, et non pas moralisateur. Son œuvre n’exprime pas une pensée systématique, mais une attitude de pensée, avec ses évolutions, variations, contradictions même. Aussi réduire l’explication à une seule rubrique est-il vain. Il est de toute évidence ridicule de voir dans l’œuvre une simple description de la nature (et d’y noter du même coup des erreurs de zoologie : les cigales ne survivent pas en hiver, sauf dans les Fables où l’imagination est reine...). D’une autre façon, s’il est vrai que La Fontaine prend certains de ses sujets dans l’actualité (en particulier, la façon dont Colbert a manigancé la chute de Fouquet trouve des échos dans son livre), il ne faut pas faire non plus de la Cigale et la Fourmi une allégorie du conflit entre les deux ministres.
Il convient au contraire de saisir cette œuvre comme un regard qui se veut lucide, et constater que la pensée s’y interroge autant ou plus qu’elle ne répond. Il est certain que La Fontaine est nourri de philosophie épicurienne (? épicurisme), de libertinage, qu’il déteste les superstitions (l’Astrologue, l’Horoscope). Mais il est certain aussi qu’il a éprouvé des sympathies pour les jansénistes (? jansénisme). De même, en matière de politique, il a critiqué les monarques absolus, victimes de leurs ambitions, de leurs conseillers flatteurs, de la facilité de la violence (les Animaux malades de la peste). S’il témoigne de l’intérêt et de la pitié à l’égard du peuple, il le perçoit aussi comme un « enfant », incapable de se conduire seul, et qui a donc besoin d’être dirigé et protégé, par un pouvoir donc nécessairement fort (et si possible juste).
Une dénonciation des rapports de pouvoir
Jean de La Fontaine, l'Âne et ses MaîtresJean de La Fontaine, l'Âne et ses Maîtres;
La rédaction et la publication des Fables s’étendent sur trente années, et la situation du poète a changé, aussi bien que le contexte sociopolitique, au fil des décennies. Aussi voit-on parfois La Fontaine soutenir la politique royale au moment d’une guerre (la Ligue des rats), et d’autres fois, en des temps où la politique de puissance risque de ruiner l’économie, et singulièrement l’agriculture, rappeler les mérites du travail, contre les spéculations et les visées de prestige (le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi).
Il y a cependant, dans son attitude, quelques constantes. Tel qu’il le voit, le monde est impitoyable : y règnent seuls les rapports de force. Contre la « raison du plus fort » (le Loup et l’Agneau), les faibles ne peuvent rien, à moins d’être capables de contrebalancer la force par la ruse. Souvent, d’ailleurs, La Fontaine conçoit des situations redoublées, où un fort s’incline devant un plus faible mais plus adroit, et où ce dernier trouve à son tour son maître : cette structure complexe peut aussi bien montrer les apparences vaines des rapports de pouvoir (le Lion et le Moucheron) que des jeux où un trompeur est pris par un trompeur et demi (le Renard et la Cigogne). La vision n’est pas alors moins noire, mais elle a l’avantage de prêter à des effets comiques.
Sans cesse attaché à dénoncer les illusions de tous ordres, La Fontaine est proche de La Rochefoucauld, qu’il cite élogieusement (l’Homme et son image). Pourtant, on n’entend ni cri de révolte, ni plaintes de ressentiment. Parfois, le « je » omniprésent se laisse aller à la mélancolie (« Ai-je passé le temps d’aimer ? », les Deux Pigeons). Plus profondément, il laisse deviner le désir latent du « repos », d’une retraite en marge de ce monde violent, et parfois il l’avoue plus ouvertement (le Songe d’un habitant du Mogol, les Deux Amis). À défaut, il suggère de s’accommoder de son sort et de son état, en renonçant aux ambitions et aux chimères (le Berger et la Mer, la Laitière et le Pot au lait, le Savetier et le Financier).