Paul Verlaine, l'auteur notamment des Fêtes galantes et de Sagesse, fut considéré par les symbolistes comme leur maître.
Le génie ne fait ni l'ange ni la bête. Il se mesure à l'homme. Du « Socrate morne » et du « Diogène sali », qui tient « du chien et de l'hyène », au « meilleur poète de son temps », « un poète comme pas deux dans un siècle », Verlaine occupe une place enviable.
Pourtant il n'est ni Orphée ni le chien qui retourne à son vomissement. Il est homme, avec ses faiblesses et sa complexité, et sa couronne de lauriers, parfumée à la « menthe » et au « thym » et macérée dans l'absinthe.
Si son œuvre se situe sous le signe de la gloire, sa vie s'inscrit sous celui de Saturne et comporte « bonne part de malheur et bonne part de bile ».
De l'homme, Pauvre Lélian a connu toutes les défaillances et toutes les tristesses, tous les espoirs et tous les déboires. Il nous a livré son cœur, assoiffé de tendresse et meurtri par les déceptions ; et sa poésie y tient tout entière.
C'est pourquoi ses vers émettent ce grand son humain où se reconnaît le véritable génie, cet « ardent sanglot » qui seul a le don de nous toucher et de nous émouvoir.
Paul Verlaine naquit le 30 mars 1844, dans une famille d'origine ardennaise mais vécut à Paris.
Élève au lycée Bonaparte, il embrassa par la suite une carrière d'employé de bureau à la mairie de Paris.
Il commença à fréquenter les milieux littéraires, menant une vie répréhensible aux yeux des siens, entre les cafés, où il abusait de l'absinthe, et les amours faciles et décevantes.
Après une période d'errance amoureuse, il rencontra Mathilde Mauté, qu'il célébra dans les poèmes de la Bonne Chanson (1870) comme «!la blanche apparition qui chante et qui scintille», et en laquelle il pensa avoir trouvé «l'âme que son âme depuis toujours pleure et réclame», la fiancée rédemptrice.
Mais la réalité du mariage vint rapidement altérer cet enthousiasme; soupçonné de sympathie à l'égard des communards, il connut à cette époque des difficultés financières et professionnelles qui détériorèrent encore le climat familial.
La rencontre du poète Arthur Rimbaud, en 1871, vint porter un coup ultime à cette union fragile.
Après quelques mois de cohabitation pénible sous le toit familial et quelques scènes violentes, Verlaine choisit de s'enfuir avec Rimbaud, abandonnant femme et enfant.
Les deux poètes poursuivirent, en Belgique puis en Angleterre, une relation tumultueuse et passionnée, qui se termina violemment, lorsque Verlaine, au cours d'une dispute, tira deux coups de feu sur Rimbaud, le blessant légèrement.
Il fut condamné à deux ans de prison. C'est dans sa cellule qu'il écrivit les poèmes du recueil Romances sans paroles (1874) sur la période de sa vie commune avec Rimbaud.
Rongé par le remords, il y découvrit également la foi. À sa sortie de prison, il composa des poèmes marqués par sa conversion, notamment ceux qui figurent dans Sagesse (publié en 1881).
Il mena un temps une vie rangée, mais bientôt ses vieux démons le reprirent. Mathilde l'avait quitté (1874).
Il eut une liaison avec le jeune Lucien Létinois, qui mourut précocement, et se remit à boire. La mort de sa mère, en 1886, finit de le jeter dans la misère.
Paul Verlaine était cependant devenu l'un des écrivains les plus admirés de sa génération, et son influence sur les jeunes poètes, notamment les premiers symbolistes, était déjà grande.
On lui doit encore un important recueil d'études critiques sur Rimbaud, Mallarmé et Tristan Corbière, les Poètes maudits (1884), des recueils sensuels comme Parallèlement (1889) ainsi que, vers la fin de son existence, des œuvres autobiographiques en prose, Mes hôpitaux (1892), Mes prisons (1893) et des Confessions (1895).
Il mourut le 8 janvier 1896.
Ses premiers recueils de poèmes, Poèmes saturniens (1866) et les Fêtes galantes (1869), sont marqués par l'influence de la poésie parnassienne, même si l'on voit déjà s'y dessiner des traits indéniablement personnels - sensualité, mélancolie, etc. - et tout à fait propres à la poétique verlainienne telle qu'il la décrira ultérieurement dans l'Art poétique (écrit en 1874, publié dans Jadis et Naguère en 1884).
La publication des cinq premiers recueils de Verlaine, des Poèmes saturniens (1866) à Sagesse (1881), c'est-à-dire la partie la plus belle et la plus originale de son œuvre, ne souleva aucun enthousiasme chez le public et laissa la critique plutôt froide, sinon hostile. On reprocha à l'auteur sa tendance à l'affectation et à l'outrance, son goût de la bizarrerie prosodique et de la désarticulation du vers. On rechercha surtout les filiations et les influences ; on trouva chez lui des reflets de Victor Hugo, d'Alfred de Musset, de Ronsard, de cent autres ; on le traita de « Baudelaire puritain »... Personne ne saisit sa véritable originalité ; personne ne devina le drame intérieur dont elle était l'expression, ni les efforts du poète pour en camoufler les manifestations sous une façade d'impersonnalité pudique.
À la lumière de ces considérations, l'œuvre de Verlaine apparaît comme une série de tentatives et de renoncements, d'actes de foi et d'hérésies, commandés, d'une part, par les lectures entreprises et les milieux fréquentés et, de l'autre, par les drames personnels et les états psychologiques du poète, mais obéissant à un temps propre purement intérieur, celui de son paysage de rêve.
Sur les expériences sensibles de son enfance s'est greffée une éducation classique et ronsardisante franco-latine vite déviée dans le sens d'une culture originale par la découverte du baroque et du précieux, du marivaudage et du gongorisme, par la lecture des poètes mineurs des XVIIe et XVIIIe siècles, c'est-à-dire de tout ce qui s'inscrit dans le sens d'une hérésie.
Dans la seconde étape de son adolescence, celle des premiers « poèmes saturniens », il découvre le romantisme sous ses multiples aspects : politique et oratoire de Hugo, pittoresque de Gautier et d'Aloysius Bertrand, révolté de Petrus Borel et de Philothée O'Neddy (lycanthropie), intériorisé de Baudelaire.
Dans le recueil des Fêtes galantes, Verlaine composa des vers d'une préciosité gracieuse qui pastichent d'un trait léger les hyperboles, les oxymores et les complexités de la rhétorique amoureuse des siècles passés : «Que je meure, Mesdames, si Je ne vous décroche une étoile », écrit-il dans «Sur l'herbe», ou encore, dans un autre poème,
«Là, je me tue à vos genoux
Car ma détresse est infinie.
Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie
est une agnelle au prix de vous.» («Dans la grotte».)
L'atmosphère esquissée par les Fêtes galantes est celle d'un paysage à la Watteau - parcs nocturnes hantés de statues, lieux de rendez-vous galants -, tandis que les noms des amants évoquent directement ceux des romans pastoraux du XVIIe siècle (Tircis, Aminte, Clitandre, Dorimène) ou ceux de la commedia dell'arte (Arlequin, Colombine, Pierrot, Scaramouche, Pulcinella).
S'ouvrant sur des évocations joyeusement libertines, mettant en scène des abbés galants, des amants désespérés et des marquises cruelles («!trompeurs exquis et coquettes charmantes cœurs tendres mais affranchis du serment»), le recueil se referme sur des notes plus sombres, avec des poèmes comme le mélancolique «Colloque sentimental» : «Dans le vieux parc solitaire et glacé deux spectres ont évoqué le passé».
Les poèmes de la Bonne Chanson sont pleins de l'image charmante de «la jeune fille», «la petite fée», dont les yeux «sont les yeux d'un ange», la fiancée en laquelle s'incarne l'espoir d'un bonheur et d'une rédemption. Les deux recueils suivants, en l'occurrence Sagesse et Amour (1888), marquent quant à eux l'espoir, teinté d'élans mystiques, de retrouver la foi chrétienne.
C'est dans Jadis et Naguère que figure l'Art poétique (écrit en 1874), qui fit de Verlaine le chef de file des symbolistes et qui expose, en vers, les principes de la poétique verlainienne : l'Art poétique prône l'usage des vers courts et des vers impairs, jugés plus musicaux et plus légers. On trouve d'ailleurs, dans tous les recueils de Verlaine, des Fêtes galantes à Sagesse, des vers de onze syllabes ainsi que des heptasyllabes, des jeux d'allitérations et d'assonances («Et si la sottise l'amuse. Elle serait, étant la muse […]»), un usage fréquent de l'ellipse, qui confèrent aux vers verlainiens leur légèreté : «Houblons et vignes. Feuilles et fleurs. Tentes insignes des francs buveurs.» («Paysages belges» in Romances sans paroles).
Ce qu'on appelle la musicalité du vers de Verlaine procède de l'instauration de rapports nouveaux entre les sonorités, qui sont répétées à loisir pour produire l'impression d'une incantation, comme c'est le cas dans «Ariettes oubliées» (in Romances sans paroles) :
«Il pleure dans mon cœur
comme il pleut sur la ville
Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur?
Il pleure sans raison
dans ce cœur qui s'écœure».
Ces jeux trouvent certaines de leurs réussites les plus exquises dans les poèmes qui empruntent la forme de la chanson, comme «À Clymène», dans les Fêtes galantes, ou «Ariettes oubliées», «Streets» et «Aquarelles», dans les Romances sans paroles.
Dans ces poèmes, une strophe ou un vers sert de refrain :
«Dansons la gigue
J'aimais surtout ses jolis yeux
plus clairs que l'étoile des cieux
J'aimais ses yeux malicieux
Dansons la gigue», («Streets», in Romances sans paroles).
Enfin, dans tous les recueils, on trouve des vers courts, liés à une prosodie qui disloque la syntaxe de la phrase en la répartissant sur plusieurs vers, notamment en multipliant les rejets :
«L'étang reflète
profond miroir
la silhouette
du saule noir
où le vent pleure.»
«Dans l'interminable
ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable» (la Bonne Chanson).
Malgré son polymorphisme et ses nombreux avatars, malgré toutes les influences qu'il a subies, Verlaine est demeuré foncièrement original avant tout par l'individualité de son inspiration. Il n'a rien écrit qui fût étranger à sa vie et à ses émotions. C'est son moi sous ses multiples aspects et dans ses diverses manifestations qui forme la trame de ses vers et la substance de son œuvre. Mais cet héritier des romantiques diffère de ses devanciers par son « éducation » parnassienne ; il en a gardé la honte de l'étalage intempestif et une certaine pudeur qui l'a préservé (du moins dans les premiers recueils) de la dramatisation des sentiments en vue de toucher le lecteur. Ennemi de l'emphase et de l'éloquence, il est dans l'expression de la passion et de la douleur d'une naïveté candide qui surprend et qui attire. Ses poèmes les plus poignants, les plus déchirants, sont des « chansons », des « ariettes », des « fêtes galantes », des « colloques sentimentaux », sans rien en eux « qui pèse ou qui pose ».
Aussi les thèmes généraux (auxquels il a échappé d'ailleurs en grande partie) se caractérisent-ils chez lui par des traits qui lui sont propres : simplicité, douceur, tendresse, légèreté, mélancolie, le tout relevé d'un grain de subtilité ironique et de sensualité voilée.
Considérée dans son intériorité profonde, la sensibilité de Verlaine révèle la conformité de ces thèmes avec son paysage intérieur et ses moyens d'expression rythmiques. Cette sensibilité se caractérise par un état d'engourdissement, de « dérive immobile de la sensation », où la réalité du monde extérieur tend à disparaître et où s'effacent les caractéristiques individuelles du moi. « Le poète sent sur le mode de l'anonyme. » Mais cet état d'engourdissement n'est pas inconscient de lui-même : c'est une attitude de passivité attentive. Verlaine ne cultive en lui les vertus de porosité que pour mieux se laisser pénétrer par elles, et aussi pour en goûter les charmes. « Il se sent sentir sur le mode du particulier. » Par suite de ce « quiétisme de sentir », son paysage intérieur se trouve formé de sensations qui se caractérisent, tout comme les thèmes, par leur fluidité, leur amenuisement, leur absence de netteté : parfums vagues, lumières tamisées, visions tremblotantes, paysages aux contours flottants, musique en sourdine, voix lointaines et comme d'outre-tombe, toutes sensations évanescentes et fugitives, d'autant plus troublantes peut-être qu'elles sont momentanées, et qui pénètrent insidieusement la conscience et la décomposent.
Dans le domaine de l'expression formelle, cette originalité s'est traduite par deux traits essentiels : l'impressionnisme et la musicalité. Tout en respectant la forme extérieure de la prosodie classique et la langue poétique courante, dont son génie s'accommodait, Verlaine a brisé intérieurement le rythme traditionnel du vers, spécialement de l'alexandrin. Il a ébranlé ses assises et détruit « en profondeur » ses cadences. De même, il a rendu le sens de certains mots plus « volatil » et a créé des alliages nouveaux pour traduire son paysage intérieur et moduler son rêve poétique.
En conférant à la sensation la primauté dans la représentation du monde extérieur, et aux données immédiates de la conscience le pas sur la raison claire, il s'est libéré de l'intellectualité de la langue. Pour rendre l'ineffable et le subliminal, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus fugace dans la vie intérieure, il ne devait pas s'encombrer de considérations rationnelles. Or, l'impressionnisme est l'art de traduire, par une technique spéciale, le momentané et le fugitif. En découvrant une « quatrième dimension » temporelle aux choses, il apparente la peinture à la musique en fixant un moment de la durée et non plus seulement une tranche d'espace et de volume.
Il est certain qu'aucun écrivain ne fut plus sensible que lui aux influences du milieu et du moment, plus « perméable » aux courants littéraires et aux lectures de toutes sortes. Mais cette « porosité », qui lui permit de former le substratum d'une riche culture littéraire, ne modifia en rien les traits dominants de sa personnalité par suite d'une grande souplesse intellectuelle et d'une puissance d'assimilation peu commune
Paul Verlaine est avant tout le peintre des clairs-obscurs.
L'emploi fait par Verlaine de rythmes impairs, d'assonances, de paysages en demi-teintes le confirme bien, rapprochant même, par exemple, l'univers des Romances sans paroles des plus belles réussites impressionnistes.
À l'inverse, lorsque le poète se laisse aller à la virtuosité parnassienne ou à l'éloquence - comme dans certains morceaux écrits dans le sillage de Sagesse - les résultats sont décevants.
Mais si, de par son style, Verlaine est le poète de l'ambiguïté, cela doit également être pris au sens moral: d'abord attiré vers le bonheur conjugal que lui promet Mathilde Mauté, puis cédant aux attraits du scandale avec Rimbaud, jusqu'à ce qu'une peine de trois ans de prison le ramène à la foi catholique, conversion qui ne l'empêche d'ailleurs ni de retomber dans les pires vagabondages ni de vanter ses amours homosexuels, Verlaine a toujours été l'être des convictions fuyantes.