Léon-Paul Fargue (1876 - 1947) - Pour la musique

Les vapeurs du parc

...
Les vapeurs du parc se résolvent.
Un cratère de musique s'ouvre.
Les tables chatoient de mets
fleuris. La croûte d'un masque tombe : Une bouche bien vivante mord la mienne.
Une main inquiète et dont les bagues me blessent m'entraîne
dans la danse !..

Dans les villes jaunes sur un ciel d'orage ...
On parle d'amour derrière une porte.
Une vitre où bouge et s'allonge une figure pâle ...
Une lucarne où des fleurs brûlent d'une flamme douce.
Une ruelle où l'odeur d'une étable vous lèche ...

Dans un quartier de cours sombres et de fontaines où je rôdais seul dans l'odeur du soir — j'ai vu les Vieilles.
Elles groupaient leurs têtes aux barreaux des fenêtres basses.
Leurs yeux brillaient de malice obscène.
Ils semblaient tourner dans un bain d'huile. Un rire plein de charbon tirait leur bouche.
Une d'elles me désignait d'un gros pouce.
Une autre un peu en retrait semblait soufl'rir.
— Je distinguai les Parques, la Belle Heaulmière et la sorcière Sycorax.
D'autres faisaient marcher la machine à laver, comme dans l'hôpital de Pairis du Lac Noir ...

Quand elles sabotaient dans le crépuscule, une chauve-souris battait d'une vieille paupière et s'éventait ...

Les bêtes torses des pavés se coulaient dans quelque fissure. Sous les auvents, les nids battaient de pulsations rapides.
Un oiseau traversait le ciel où les tours du couchant brûlaient.
Tout un bûcher barrait l'impasse ...

Une pompe comptait dans son auge de pierre.
Un gros rat pointa dans la brèche d'une porte, d'une tête tremblante ...
Un chat rampa le long d'un mur comme un flocon de fumée grasse ...

Qui est là ? dit une voix tremblante derrière une grille ...

Une plainte arriva du large.
Une étoile fixa le soir ...

Ailleurs, on attend les aimés par la voiture ...
Des bruits de cuisine sonnent.
Le grelot d'un cheval danse dans la rue voisine.
Toutes les voix calmes chantent cà la ronde, égoïstes et douces ...

Mais le soir m'emplit d'une ivresse étrange.
Et je rôderai dans les cours sombres ...
Le boulevard défile et bâille ...
Un train crie derrière les haies ...

Des filles en couleurs fortes cousent et attendent aux portes des bouges.
Au bruit des pas noirs qui arrivent, leur regard tourne comme un astre ...
Germaine et son amie traînentcontreune palissade, au bout d'une rue vide, sous le temps couvert ...

Souviens-toi des hôtels que ferme à mi-porte une barrière peinte en rouge
où tinte un cornet de fer, dans quelque ruelle où les maisons haussent,
comme une coupe de jade au bout de mains sales, un pan de ciel crépusculaire ...

Les murs s'observent avec la lassitude de vieux
partenaires, et comme les éternels vis-à-vis d'un bal pauvre ...
Des loques ricanent sur des cordes, aux fenêtres.
— Les coins recèlent d'étranges visages.
J'entend des fins de scène et des yeux fixes me défient ...

Des enfants piaillent dans l'ombre et tombent:
Une voix grondeuse les relève.
— La ruelle est si mal pavée que tout le monde a l'air d'y boiter.
Le dos d'une vieille tourne au bout d'un passage ...
Unchatdébuche — et c'est deux pastilles de lune ...

Le ciel se fonce entre les murs comme une grande fleur, là-haut, dans un vase de fer ...
Un quinquet de travers, couleur d'oignon brûlé.
Son maigre bras.
Son tintement l'allume ...
De courtes flammes bleues pointent dans les cuisines ...
Des échoppes s'éclairent, baissent et tremblent ...

Une fille ouvre sa fenêtre.
Et je vois sa lampe, coiffée de rose, comme un long flamant debout sur une seule patte ...

Rappelle-toi nos descentes sourdes dans les escaliers jaunes où flue l'haleine des plombs
sans couvercle ouverts sur le soufre des cours, les rais du ciel dans une gouttière,
le coin bleu d'un toit où un tuyau bave, et cette femme au casque sombre,
aux jambes gantées de bas rouges, et ton cœur qui battait quand tu prenais la fille
— et les soldats qui longeaient le chemin de fer — et ce regard d'une femme à sa fenêtre
— sage et lourd comme du raisin noir ...